12.

 

« J’ai suivi la route, la route était boueuse. Je me suis cogné le pied, mon pied a saigné. Vous êtes tous là ? »

Comptine d’enfants pour le jeu de cache-cache.

 

Tant bien que mal, 9 heures du matin arrivèrent.

Ray Garraty se vida son bidon sur la tête, en la renversant tellement en arrière que sa nuque craqua. Le temps s’était juste assez réchauffé pour que son haleine soit devenue invisible et l’eau était glacée ; elle chassa un peu sa perpétuelle envie de dormir.

Il examina ses compagnons de voyage. McVries portait une épaisse broussaille de barbe, à présent, noire comme ses cheveux. Collie Parker avait la mine hagarde mais paraissait plus solide que jamais. Baker semblait presque éthéré. Scramm était moins rouge mais il toussait beaucoup, des quintes profondes, graves qui rappelèrent à Garraty une pneumonie, qu’il avait attrapée, il y avait longtemps à cinq ans.

La nuit avait passé dans une séquence de rêve entrecoupée de noms divers sur les panneaux réfléchissants. Veazie. Bangor. Hermon. Hampden. Winterport. Les soldats n’avaient commis que deux meurtres et Garraty devait admettre la justesse du raisonnement de Parker.

Maintenant, le grand jour était revenu. Les petits groupes se reformaient, des marcheurs plaisantaient sur leurs barbes mais pas leurs pieds… jamais les pieds. Garraty avait senti pendant la nuit de petites ampoules à son talon droit mais sa chaussette épaisse avait quelque peu protégé la chair à vif. Ils venaient maintenant de passer sous un panneau annonçant AUGUSTA 77 PORTLAND 188.

— C’est plus loin que ce que tu disais, lui reprocha Pearson qui avait une mine effroyable et dont les cheveux tombaient en mèches inertes sur ses joues.

— Je ne suis pas une carte routière ambulante ! répliqua Garraty.

— Quand même… c’est ton État.

— Pas de pot.

— Ouais, probable. (Aucune rancœur ne perçait dans la voix fatiguée de Pearson.) Mince, jamais je ne recommencerai ça, de cent ans !

— Si tu vis aussi longtemps.

— Ouais… Mais j’ai pris une décision, tu sais. Si jamais je suis si fatigué que je ne peux plus continuer, je m’en vais courir là-bas et plonger dans la foule. Ils n’oseront pas tirer. Je pourrai peut-être m’échapper.

— Ce serait comme si tu sautais sur un trampoline, dit Garraty. La foule te ferait rebondir jusque sur la chaussée, histoire de te voir saigner. T’as oublié Percy ?

— Percy n’a pas réfléchi. Il a juste essayé de se glisser dans les bois. Ils l’ont bien abattu, ça, pas de doute… Dis donc, Ray, t’es pas fatigué ?

— Merde, non ! assura Garraty en battant l’air de ses bras maigres d’un air fanfaron. Ça baigne, tu le vois pas ?

— Moi, ça va mal, avoua Pearson. J’ai même du mal à penser. Et j’ai comme des harpons dans les jambes, je les sens jusqu’à…

— Scramm est mourant, annonça McVries derrière eux.

— Hein ? firent en chœur Pearson et Garraty.

— Il a une pneumonie.

Garraty hocha la tête.

— C’est bien ce que je craignais.

— On entend ses poumons à plus d’un mètre. On dirait qu’on y pompe le Gulf Stream. S’il a encore de la fièvre aujourd’hui, il va carrément brûler.

— Pauvre vieux, dit Pearson et le soulagement dans sa voix fut aussi inconscient qu’indiscutable. Il aurait pu nous battre tous, je crois. Et il est marié. Qu’est-ce que sa femme va faire ?

— Qu’est-ce qu’elle peut faire ? demanda Garraty.

Ils marchaient assez près de la foule mais sans prêter attention aux mains qui se tendaient vers eux ; on apprenait à garder ses distances après avoir eu la peau des bras arrachée une ou deux fois par des ongles. Un petit garçon gémit qu’il voulait rentrer à la maison.

— J’en ai parlé à tout le monde, dit McVries. Enfin, à presque tout le monde. Je crois que le gagnant devrait faire quelque chose pour elle.

— Quoi, par exemple ? demanda Garraty.

— Ça, ce sera à voir entre le gagnant et la femme de Scramm. Et si le salaud renâcle, nous reviendrons tous le hanter.

— O.K., dit Pearson. Qu’est-ce qu’on a à perdre ?

— Ray ?

— D’accord. Bien sûr. Est-ce que tu en as parlé à Gary Barkovitch ?

— Cette ordure ? Il refuserait un bouche-à-bouche à sa mère si elle se noyait !

— Je lui en parlerai, moi, dit Garraty.

— Ça ne t’avancera à rien.

— Quand même. J’y vais tout de suite.

— Tu devrais aussi aller voir Stebbins, Ray. On dirait qu’il n’y a qu’à toi qu’il parle.

Garraty grimaça.

— Je peux te dire tout de suite ce qu’il répondra.

— Non ?

— Il m’expliquera pourquoi. Mais quand il aura fini, je n’aurai pas la moindre idée de ce qu’il voulait dire.

— Laisse-le tomber, alors.

— Peux pas. C’est le seul type encore persuadé qu’il va gagner.

Garraty se dirigea vers la petite silhouette voûtée de Barkovitch, qui sommeillait. Avec ses yeux mi-clos et le léger duvet de pêche qui couvrait ses joues olivâtres, il avait l’air d’un vieux nounours martyrisé et passablement élimé. Il avait perdu ou jeté son suroît.

— Barkovitch !

Barkovitch se réveilla en sursaut.

— Quoi ? Qu’est-ce qu’y a ? Qui c’est ? Garraty ?

— Oui. Écoute. Scramm est en train de mourir.

— Qui ça ? Ah oui ! La cervelle de castor, là-bas. Tant mieux pour lui.

— Il a une pneumonie. Il ne durera probablement pas jusqu’à midi.

Barkovitch tourna lentement la tête vers Garraty et le dévisagea de ses petits yeux en boutons de bottine. Oui, il ressemblait tout à fait au nounours d’un enfant terrible, ce matin.

— Regardez-moi cette gueule pleine de sincérité. Allez, déballe ta salade.

— Eh bien, au cas où tu ne savais pas, il est marié et…

Les yeux de Barkovitch faillirent sortir de leur orbite.

— Marié ? MARIÉ ? TU VIENS ME RACONTER QUE CET ABRUTI DÉBILE EST…

— Pas si fort, Ducon ! Il va t’entendre.

— JE M’EN FOUS ! IL EST DINGUE !

Barkovitch se mit à crier à pleins poumons en se retournant avec fureur vers Scramm.

— QU’EST-CE QUE TU CROYAIS, CONNARD ? QUE TU ALLAIS JOUER AU GIN RUMMY ?

Scramm le regarda d’un air vague, puis il leva une main molle. Il avait dû certainement prendre Barkovitch pour un spectateur. Abraham, qui marchait à côté de lui, fit un bras d’honneur à Barkovitch, qui le lui rendit aussitôt et se retourna vers Garraty. Tout à coup, il sourit.

— Allez, va ! Ça rayonne sur toute ta figure de plouc à la con, Garraty. Alors comme ça, on fait la quête pour la veuveuve du pauvre mourant ? C’est-y pas gentil, ça ?

— On tire un trait sur ton nom, hein ? D’accord.

Garraty commença à s’éloigner. Le sourire de Barkovitch flancha sur les bords. Il retint Garraty par la manche.

— Bouge pas. Bouge pas. J’ai pas dit non, quoi. Tu m’as entendu dire non ?

— Non…

— Non ! Bien sûr que j’ai pas dit non, dit Barkovitch, et le sourire reparut mais il avait maintenant quelque chose de désespéré, toute fanfaronnade envolée. Écoute, je suis parti du mauvais pied, avec vous tous. Je ne le voulais pas. Merde. Je suis un assez brave type, quand on me connaît. Je pars toujours du mauvais pied, j’ai jamais eu une bande, par chez moi. En classe, je veux dire. Je ne sais pas pourquoi, bon Dieu. Je suis assez sympa, quand on me connaît, un aussi brave type que n’importe qui, mais simplement, tu sais, je ne sais pas m’y prendre. Parce que, quoi, un type a besoin d’un ou deux copains dans un truc comme ça. C’est pas bon d’être seul, pas vrai ? Bon Dieu de bon Dieu, Garraty, tu le sais bien. Rank. Il a commencé, Garraty. Il voulait me casser le cul. Les mecs, ils veulent toujours me casser la gueule. Au lycée, j’avais toujours un cran d’arrêt, à cause des gars qui voulaient me casser la gueule. Ce Rank. Je ne voulais pas qu’il crève, ce n’était pas du tout mon intention. C’est pour te dire, c’était pas ma faute. Vous autres, vous avez juste vu la fin… pas comme ça c’est… me casser le cul… tu sais…

Barkovitch laissa son discours en suspens.

— Ouais, probable, marmonna hypocritement Garraty ; si Barkovitch était capable de récrire l’histoire pour lui, il se rappelait trop nettement l’incident Rank. En bref, qu’est-ce que tu fais ? Tu veux bien marcher avec nous ?

— Bien sûr, bien sûr, affirma Barkovitch en se cramponnant à la manche de Garraty comme s’il tirait la sonnette d’alarme dans un bus. Je lui enverrai assez d’oseille pour qu’elle se roule dedans toute sa vie. Je voulais simplement te dire… te faire piger… un mec a besoin d’amis… un type a besoin d’une bande, tu sais ? Personne ne veut mourir détesté, s’il doit mourir, voilà ce que je pense. Je… Je…

— Oui, bien sûr, d’accord. Bon, eh bien, merci.

Garraty se laissa distancer. Il se sentait lâche. Il détestait toujours Barkovitch mais en le plaignant un peu, en même temps. Ce qui lui faisait peur, c’était le petit soupçon d’humanité en lui. Sans qu’il comprenne pourquoi, cela l’effrayait.

Il ralentit trop, reçut un avertissement et mit dix minutes à se laisser rattraper par Stebbins qui marchait tranquillement, à son allure pépère.

— Ray Garraty ! dit Stebbins. Joyeux 3 mai, Garraty.

— Même chose pour toi.

— Je comptais mes doigts de pieds, plaisanta amicalement Stebbins. Ils sont d’une compagnie fabuleuse, parce que le compte est toujours rond. Qu’est-ce que tu voulais ?

Pour la seconde fois, Garraty raconta la petite histoire de Scramm et de sa femme, et il en était à la moitié quand un autre garçon reçut son ticket (il avait HELL’S ANGELS ON WHEELS peint au pochoir sur le dos de son blouson en jean délavé), ce qui rendit son récit plutôt futile. Quand il eut fini, il attendit anxieusement que Stebbins dissèque l’idée.

— Pourquoi pas ? dit-il aimablement en souriant à Garraty.

Garraty vit alors que la fatigue commençait à le marquer, quand même.

— Tu parles comme si tu n’avais rien à perdre, dit-il.

— Eh oui ! Aucun de nous n’a rien à perdre. Comme ça, c’est plus facile de donner.

Garraty fut déprimé. Il y avait trop de vérité là-dedans. Alors, leur geste en faveur de Scramm semblait petit.

— Ne le prends pas de travers, Garraty, mon petit vieux. Je suis un peu bizarre mais je ne suis pas méchant. Si je pouvais faire mourir Scramm plus vite en refusant cette promesse, je le ferais. Mais je ne peux pas. Je n’en suis pas sûr, mais je parie que dans toute Longue Marche il y a un pauvre bougre comme Scramm et qu’on fait un geste comme celui-là, et je te parie aussi que ça vient à peu près à ce moment-ci de la Marche, quand les vieilles réalités et l’idée de la mort commencent à peser. Autrefois, avant le Changement et l’apparition des Escouades, quand il y avait encore des millionnaires, ils créaient des fondations et ils construisaient des bibliothèques et toutes ces bonnes conneries. Tout le monde veut un rempart contre la mortalité, Garraty. Il y a des gens qui s’illusionnent, qui s’imaginent le faire en fabriquant des gosses. Mais aucun de ces pauvres enfants perdus, dit Stebbins en indiquant d’un bras maigre les autres marcheurs, avec un petit rire que Garraty trouva triste, aucun de ceux-là ne va jamais laisser de bâtards. Je te choque ?

— Euh… non…

— Toi et ton copain McVries ? Vous ressortez dans cette équipe disparate. Je ne comprends pas comment vous vous êtes embarqués là-dedans, tous les deux. Je veux bien parier, pourtant, que ça va plus loin que vous ne pensez. Tu m’as pris au sérieux hier soir, n’est-ce pas ? À propos d’Olson ?

— Oui, sans doute, murmura Garraty.

Stebbins rit joyeusement.

— Tu es unique, Garraty. Olson n’avait pas de secret.

— Je ne crois pas que tu plaisantais, hier soir.

— Oh, mais si ! Mais si !

— Tu sais ce que je pense ? Je pense que tu avais une sorte de prescience et que maintenant tu cherches à le nier. Ça te fait peur, peut-être.

Les yeux de Stebbins s’assombrirent.

— Comme tu voudras, Garraty. C’est toi que ça regarde. Et maintenant, si tu te tirais, hein ? Tu as ta promesse.

— Tu veux tricher. C’est ça, ton drame. Tu aimes à penser que le jeu est truqué. Mais il ne l’est peut-être pas. Ça te fait peur, Stebbins ?

— Fous le camp.

— Allez, avoue.

— Je n’avoue rien, sauf ta fondamentale stupidité. Va donc et continue de penser que le jeu n’est pas truqué.

— Tu déconnes, dit Garraty mais sans conviction.

Stebbins sourit brièvement et regarda ses pieds.

Ils gravissaient une longue côte et Garraty sentit sa sueur perler alors qu’il se dépêchait de remonter le peloton pour retrouver McVries, Pearson, Abraham, Baker et Scramm tous réunis, ou plutôt les autres réunis autour de Scramm. Ils avaient l’air de soigneurs inquiets autour d’un boxeur groggy.

— Comment va-t-il ? demanda Garraty.

— Pourquoi leur demander ça à eux ? dit Scramm.

Sa voix naguère sonore se réduisait à un chuchotement. La fièvre était tombée, laissant sa figure pâle et cireuse.

— D’accord, je te le demande.

— Oh ? pas si mal, murmura Scramm et il toussa, d’une toux rauque, gargouillante, qui semblait venir de sous l’eau. Je ne vais pas trop mal. C’est gentil, ce que vous faites tous pour Cathy. Un homme préfère s’occuper lui-même des siens, mais je crois que j’aurais tort de me cramponner à ma fierté. Au point où en sont les choses, maintenant.

— Ne parle pas tant, conseilla Pearson. Tu vas t’épuiser.

— Qu’est-ce que ça peut faire ? Maintenant ou plus tard, qu’est-ce que ça change ? répliqua Scramm en les regardant et en secouant lentement la tête. Pourquoi est-ce qu’il a fallu que je tombe malade ? Je marchais bien, vraiment très bien. Le favori, j’étais. Même quand je suis fatigué, j’aime bien marcher. Regarder les gens, respirer le bon air… Pourquoi ? Est-ce que c’est Dieu ? C’est Dieu qui m’a fait ça ?

— Je ne sais pas, dit Abraham.

Garraty sentit revenir sa fascination de la mort et se dégoûta. Il essaya de se secouer. Ce n’était pas juste. Pas quand c’était un ami.

— Quelle heure est-il ? demanda tout à coup Scramm, et Garraty se souvint d’Olson.

— 10 h 10, répondit Baker.

— Un peu plus de trois cents kilomètres de route, ajouta McVries.

— Mes pieds ne sont pas fatigués, déclara Scramm. C’est déjà quelque chose.

Un petit garçon hurlait joyeusement sur le bas-côté. Sa voix s’élevait au-dessus du sourd grondement de la foule, tant elle était stridente.

— Dis, maman ! Regarde ce grand type ! Regarde ce géant ! Dis, maman ! Maman ! Regarde !

Les yeux de Garraty passèrent rapidement sur la foule et aperçurent le petit garçon au premier rang. Il portait un tee-shirt avec Randy le Robot et ouvrait de grands yeux au-dessus d’une moitié de sandwich à la confiture.

Scramm lui fit signe de la main.

— Les gosses sont chouettes, dit-il. Ouais. J’espère que Cathy aura un garçon. Nous voulions tous les deux un garçon. Une fille c’est bien mais vous savez, quoi, un garçon… il garde votre nom et il se repasse. C’est pas que Scramm soit un nom tellement épatant mais…

Il rit et Garraty pensa à ce que Stebbins avait dit, un rempart contre la mortalité.

Un marcheur aux joues rondes, vêtu d’un chandail bleu informe, passa entre eux pour les prévenir du bruit qui courait. Mike, de Mike et Joe, les gars en cuir, venait d’être brusquement pris de crampes d’estomac.

Scramm se passa une main sur le front. Sa poitrine se souleva et retomba dans un spasme, une grosse quinte de toux qui ne ralentit pas sa marche.

— Ces garçons sont de par chez moi, dit-il. Nous aurions pu venir ensemble, si j’avais su. C’est des Hopis.

— Ouais, dit Pearson. Tu nous l’as dit.

Scramm eut l’air étonné.

— Ah oui ? Enfin, ça n’a plus d’importance. On dirait que je ne vais pas faire le voyage tout seul, finalement. Je me demande…

Une expression résolue apparut sur sa figure. Il pressa le pas. Puis il ralentit un moment et se retourna pour faire face aux autres. Il paraissait plus calme, résigné. Garraty le contempla, fasciné malgré lui.

— Je suppose que je ne vous reverrai plus, les copains, dit Scramm avec une très simple dignité. Adieu.

McVries fut le premier à réagir.

— Adieu, mon vieux. Bon voyage.

— Ouais, bonne chance, dit Pearson et il se détourna.

Abraham voulut parler mais en fut incapable. Il se détourna aussi, pâle, les lèvres frémissantes.

— Vas-y mollo, dit Baker, la mine grave.

— Adieu, dit Garraty. Adieu, Scramm, bon voyage, bon repos.

Scramm sourit un peu.

— Bon repos ? La véritable Marche ne fait peut-être que commencer.

Il marcha rapidement jusqu’à ce qu’il ait rattrapé Mike et Joe, avec leurs visages impassibles et leurs blousons de cuir noir usés. Mike ne s’était pas laissé abattre par les crampes. Il marchait les deux mains pressées sur son bas-ventre. Sa vitesse demeurait constante.

Scramm leur parla. Ils les observaient tous. Il leur sembla que tous trois tenaient longuement conférence.

— Qu’est-ce qu’ils fabriquent ? chuchota craintivement Pearson.

Tout à coup, la conférence fut terminée. Scramm accéléra et s’écarta de Mike et Joe. Même de loin, Garraty entendit son affreuse toux déchirante. Les soldats surveillaient avec attention les trois garçons. Joe mit une main sur l’épaule de son frère et la serra. Ils se regardèrent. Garraty ne put distinguer aucune émotion sur leur figure cuivrée. Enfin, Mike se dépêcha un peu et rattrapa Scramm.

Quelques instants plus tard, Mike et Scramm exécutèrent brusquement un quart de tour et marchèrent vers la foule qui, sentant peser sur eux la fatalité, poussa des cris, s’écarta et recula devant eux comme s’ils avaient la peste.

Garraty regarda Pearson et le vit pincer les lèvres.

Les deux garçons reçurent un avertissement. En arrivant à la barrière de sécurité bordant la chaussée, ils firent un nouveau quart de tour réglementaire et se tournèrent vers le half-track. Tous deux firent un bras d’honneur.

— J’ai baisé ta mère et ça valait le coup ! cria Scramm.

Mike dit quelque chose dans son dialecte.

Une formidable ovation monta des marcheurs et Garraty sentit les larmes lui brûler les paupières. La foule se taisait, toujours à distance. Mike et Scramm reçurent un deuxième avertissement puis ils s’assirent ensemble, les jambes croisées, et se mirent à causer calmement. Et c’était vraiment très bizarre, pensa Garraty en passant près d’eux, parce qu’ils n’avaient pas l’air de parler la même langue.

Il ne se retourna pas. Aucun d’eux ne se retourna, pas même quand ce fut terminé.

— Celui qui gagne fera bien de tenir parole, dit tout à coup McVries. Il a intérêt !

Personne ne répondit.